English Below


Hambourg, mai 2016


Rebekka Seubert, curatrice


Dans l’exposition « Some Reflections on a Turning Table », Guillaume Sinquin examine les relations entre voir, savoir et croire. Les travaux réalisés pour cette exposition poursuivent ses interrogations, aussi bien sur les distances liées à la « re-présentation » et son hors-champ qu'aux tentatives de production de savoir. Distances variables, parallèles et croisées qu’il tente, en tant qu’artiste, d’échantillonner et de révéler à travers des dispositifs où se mêlent répétitions et variations.


Telle une frise chronologique déployée dans l’espace, la « ligne basse » de cette exposition est composée d’une série de photocopies qui parcourent les murs périphériques de la galerie. Dans Time Figures, 2016, chaque photocopie est à chaque fois la photocopie de la précédente. Croissant et décroissant en contrastes, l’ensemble se réfère à une même base d’images située au milieu de la série, composée de 35 occurrences d’une même image, progressivement métamorphosée depuis cet original. Original qui n’en est pas vraiment un, puisqu'il est lui-même une forme de copie, à savoir une capture d’écran d’une vidéo qui pose la question des rapports entre l’original et ses copies...


26/02/2015

Une vidéo est mise en ligne. Des gens s’y mettent en scène en train de détruire différents objets. Musée de Mossoul, Irak. 56 secondes après le début de la vidéo, une tête apparaît. Cette tête serait une copie en plâtre d’un masque de théâtre de style romain dont l’original, vraisemblablement situé 110 km au sud, à Hatra, a peut-être été détruit deux mois plus tard, comme le présage une autre vidéo mise en ligne en avril 2015, où des copies en plâtre semblent être également détruites. Où se trouve l’original, s’il a été épargné, vendu ou détruit, nous l’ignorons.


17/11/2015

Lors de la 70e conférence de l’UNESCO, le président français annonce l’instauration d’un « droit d’asile pour les œuvres d’art menacées par le groupe EI ». Malgré une destruction totale revendiquée, en filmant les œuvres ou leurs copies, les auteurs de l’enregistrement ont paradoxalement produit des multiples sous la forme d’images reproductibles, sur lesquelles ils ne peuvent réclamer de copyright.


Ainsi faites d’altérations et de persistances, les figures reproduites, grâce au cycle de contrastes croissants et décroissants qu’elles forment, évoquent un calendrier lunaire. Ce calendrier n’est pas seulement une base pour la culture et la multiplication des plantes, mais aussi un cycle dont l’observation, il y a plus de 5000 ans en Mésopotamie, fut à l’origine de notre mesure du temps (des mois de 30 ou 31 jours, jusqu’aux minutes composées de 60 secondes).


En ce sens, Time Figures est aussi dans l’exposition une « timeline » où d’autres images viennent s’ancrer comme des moments sur une frise chronologique. Concernant la série de photographies Some Reflections on a Turning Table, dont six images sont présentées dans l’exposition, Guillaume Sinquin examine ici le potentiel d’un dispositif fait d’une table minimale aux multiples fonctions et usages. Ce plan est utilisé par l’artiste aussi bien comme table d’observations, de comparaisons, table-socle, table de lecture, d’arrangements et initialement table de dépôts chaotiques. Sur ces tables sont étudiées des relations réelles et symboliques entre des objets aux différents statuts (photographies, extraits de presse, plantes, fragments divers, collections d’images, éléments tels que l’eau, le feu, la terre, etc.).


Toutes ces choses sont collectées par l’artiste en fonction de son contact avec le monde (randonnées dans le paysage qui l’environne, lectures, déplacements, courriers reçus). Traces ou résidus de son expérience du réel qu’il fera migrer dans son travail. Ici, comme dans le travail de photocopies d’une capture d’écran, une même logique circule dans l’œuvre de l’artiste, où il ne s’agit pas de créer des objets nouveaux, mais d’amplifier ce qui est déjà présent. Les objets ont ainsi une valeur de potentiels qui s’activent dans le cadre des images et dans le passage d’une image à l’autre.


D’apparence spontanées et enfantines, les collectes de l’artiste sont des sélections de potentiels qui cherchent à mettre en évidence les complexités des relations et des sens. Ainsi, sur la base d’objets plus ou moins ordinaires, se reflète quelque chose du réel et de sa tentative de médiation à travers les infimes fragments qu’il nous est possible d’en saisir. Alors que certains objets restent constants d’une image à l’autre, tels une plaque de marbre, un bout de rocher ou encore un manuel scolaire italien ouvert à des pages différentes, d’autres objets apparaissent et proposent de nouvelles relations.


Les « arrangements » de ces accumulations chaotiques ont été réalisés pendant une période de six mois et se lisent comme des constellations possibles entre les objets, que la photographie tente de « fixer » temporairement. Les images tentent ici aussi de court-circuiter la grille de lecture induite par le langage descriptif, qui s’active dès lors que nous croyons voir et donc savoir. En tournant autour de leur propre hors-champ, elles incitent à aller plus loin que la simple nomination des éléments représentés.


Ce qui est donné à voir ici ne présente que quelques possibles d’un ensemble invisible ou latent, proche et distant à la fois, fait d’éléments encore non advenus au regard, mais qui se devinent à travers les images. Il en va ainsi d’une conversation entre l’artiste et un chercheur du Centre Expérimental Citrus, déposée ici sur un coin de fenêtre, et dont la lecture modifie la perception des images accrochées. Dans cet échange de mails, des questions liées à l’original et à sa copie sont soulevées. En effet, nous apprenons, entre autres, que le cédrat (agrume représenté dans les images de l’exposition) est impossible à reproduire à l’identique par simple semis de la plante mère, même si cette différence ne pourrait être révélée qu’après analyse ADN, c’est-à-dire via des outils d’investigation de l’invisible qui détecteraient l’erreur dans la copie.


Plus que des fruits aux qualités plastiques propres, nous comprenons ainsi que l’artiste propose des formes d’enregistrement de notre contact avec le monde. Nous apprenons que le cédrat fait partie de ces quatre espèces originales disparues à l’état naturel, dont sont issues toutes les variétés que nous connaissons. Ces variations, générées par les circulations humaines au fil du temps, métamorphosent les spécimens naturels, alors même qu’ils disparaissent, en des centaines de nouvelles variations. Ainsi, les agrumes, plus que de simples fruits aux qualités plastiques, sont présentés ici par l’artiste comme des formes d’enregistrement involontaire de certains de nos contacts avec le monde à travers le temps. On ne s’étonnera alors plus de voir figurer, dans une image, un cédrat à côté d’un manuel d’histoire des civilisations sur une table où l’artiste les aura déposés ensemble.


Ici, le sens et la perception se révèlent petit à petit, comme une photographie, faisant de l’exposition un corpus de travaux qui interagissent pour produire différents phénomènes de révélations, de fixations et d’altérations, dont le spectateur devient l’opérateur.


De telles interrogations sur l’identité des objets et l’impossibilité de la copie se retrouvent aussi dans les tentatives d’imprimer deux fois sur la même face d’une feuille, une image de quatre pixels agrandis. Un test effectué par l’artiste, alors qu’il cherchait à imprimer ces quatre pixels fortement agrandis, est à l’origine de ce travail. L’imprimeur lança par erreur deux impressions du fichier qu’il superposa, et un effet de moirage fut produit. L’artiste demanda alors à l’imprimeur de reproduire cette erreur et cet effet de moirage. Cependant, à chaque tentative, un effet différent était produit. En les comparant, on remarque bien que dans le travail 4 pixels, 2016, différents phénomènes de perturbation à l’impression normale produisent à chaque fois des impressions qui, bien que soumises aux mêmes conditions de production, sont toujours différentes les unes des autres.


Ainsi, l’imprimante, censée reproduire des images et leurs copies, génère ici des originaux non reproductibles, des exemplaires uniques, fruits de différents paramètres captés à son insu. Les données multiples enregistrées dans 4 pixels dépendent de paramètres incontrôlables et invisibles, tels que la capacité d’une personne (ici l’imprimeur) à réaliser une demande sortant des standards, le nombre et le type de copies effectuées par la machine auparavant, de petits décalages, la température et l’humidité ambiantes, jusqu’aux oscillations du flux électrique alimentant la machine. Ainsi, plus que des images visuellement intrigantes, l’artiste nous propose ici, comme avec les agrumes, des formes d’enregistrement où se révèlent un peu de ces alliances multiples et complexes qui, bien que invisibles, agissent bel et bien dans le réel en s’incarnant ici de manière fantomatique dans la matérialité des images, dont elles conditionnent l’agencement des pigments et donc leur perception.


Enfin, reprenant cette réflexion, le travail vidéo Entremède, 2016, présente une voix hésitante qui tente de traduire en français et en direct un texte en allemand du vidéaste expérimental Heinz Emigholz. La traduction, comme copie exacte d’un langage dans un autre, échoue ici en partie. Mais en générant son propre langage, c’est le doute qui est finalement traduit par la voix que l’on entend dans tout l’espace d’exposition. Ainsi, même si la perfection de la traduction n’est pas atteinte, l’imperfection et les vides ne signent pas pour autant un échec, puisque de nouvelles configurations de sens sont délivrées, comme le néologisme produit par la voix et qui donne son titre à ce travail.


Le doute par rapport au langage en tant que système est aussi formulé dans les images de ce film qui poursuivent une même trajectoire incertaine. En déplaçant légèrement une fenêtre ouverte, tour à tour ensoleillée et obscurcie, les petits mouvements du vent révèlent une trame de poussières sur l’apparente transparence de la fenêtre, comme une constellation de coordonnées discrètes qui s’illuminent, disparaissent et réapparaissent, toujours un peu différentes, et dont les transformations rencontrent les métamorphoses de sens véhiculées par la voix pendant la tentative de traduction du texte, qui est aussi le temps de ce film. En ce sens, ce travail nous conduit à l’incertitude et au mystère de la présence et de ses innombrables métamorphoses, en déployant une forme d’éthique du doute qui essaie de désactiver les évidences du langage, du « croire-savoir » et du « croire-voir ».



Hamburg, May 2016


Rebekka Seubert, Curator


In the exhibition "Some Reflections on a Turning Table," Guillaume Sinquin explores the relationships between seeing, knowing, and believing. The works created for this exhibition continue his inquiries into both the distances related to "re-presentation" and its off-screen as well as attempts to produce knowledge. Variable, parallel, and intersecting distances that he, as an artist, tries to sample and reveal through devices where repetitions and variations intertwine.


Like a chronological frieze unfolded in space, the "lower line" of this exhibition consists of a series of photocopies that run along the peripheral walls of the gallery. In Time Figures, 2016, each photocopy is, each time, the photocopy of the previous one. Increasing and decreasing in contrasts, the whole refers to the same base of images located in the middle of the series, consisting of 35 occurrences of the same image, progressively metamorphosed from this original. An original that is not really an original, as it is itself a form of copy, namely a screenshot of a video that questions the relationship between the original and its copies...


02/26/2015

A video is uploaded. People stage themselves destroying various objects. Museum of Mosul, Iraq. 56 seconds after the video starts, a head appears. This head would be a plaster copy of a Roman-style theater mask, the original of which, presumably located 110 km south, in Hatra, may have been destroyed two months later, as foreshadowed by another video uploaded in April 2015, where plaster copies also seem to be destroyed. Where the original is, if it was spared, sold, or destroyed, we do not know.


11/17/2015

At the 70th UNESCO conference, the French president announces the establishment of a "right of asylum for artworks threatened by the ISIS group." Despite claimed total destruction, by filming the artworks or their copies, the creators of the recording paradoxically produced multiples in the form of reproducible images, for which they cannot claim copyright.


Thus made of alterations and persistences, the reproduced figures, through the cycle of increasing and decreasing contrasts they form, evoke a lunar calendar. This calendar is not only a base for the culture and multiplication of plants but also a cycle whose observation, over 5000 years ago in Mesopotamia, was the origin of our measure of time (months of 30 or 31 days, up to minutes composed of 60 seconds).


In this sense, Time Figures is also in the exhibition a "timeline" where other images anchor themselves as moments on a chronological frieze. Regarding the series of photographs Some Reflections on a Turning Table, of which six images are presented in the exhibition, Guillaume Sinquin here examines the potential of a device made of a minimal table with multiple functions and uses. This setup is used by the artist as an observation table, comparison table, pedestal table, reading table, arrangement table, and initially, chaotic deposit table. On these tables are studied real and symbolic relationships between objects of different statuses (photographs, press clippings, plants, various fragments, image collections, elements such as water, fire, earth, etc.).


All these things are collected by the artist according to his contact with the world (hikes in the surrounding landscape, readings, travels, received mail). Traces or residues of his experience of reality that he will migrate into his work. Here, as in the work of photocopies of a screenshot, the same logic circulates in the artist’s work, where it is not about creating new objects but amplifying what is already present. Objects thus have a value of potentials that are activated within the framework of images and in the transition from one image to another.


Seemingly spontaneous and childish, the artist’s collections are selections of potentials seeking to highlight the complexities of relationships and meanings. Thus, based on more or less ordinary objects, something of the real and its attempt at mediation through the minute fragments we can grasp is reflected. While some objects remain constant from one image to another, such as a marble slab, a piece of rock, or an Italian school textbook open to different pages, other objects appear and propose new relationships.


The "arrangements" of these chaotic accumulations were made over a period of six months and read like possible constellations between objects that photography attempts to temporarily "fix." The images also attempt to short-circuit the reading grid induced by descriptive language, which activates as soon as we believe we see and thus know. By revolving around their own off-screen, they encourage going further than the simple naming of represented elements.


What is shown here presents only a few possibilities of an invisible or latent whole, both close and distant, made up of elements still not visible to the eye but inferred through the images. This is the case of a conversation between the artist and a researcher from the Citrus Experimental Center, placed here on a windowsill, and whose reading alters the perception of the hanging images. In this email exchange, questions related to the original and its copy are raised. Indeed, we learn, among other things, that the citron (citrus represented in the exhibition images) cannot be reproduced exactly by simply sowing the mother plant, even though this difference could only be revealed after DNA analysis, that is, through tools of invisible investigation that would detect the error in the copy.


More than fruits with their own plastic qualities, we thus understand that the artist proposes forms of recording our contact with the world. We learn that the citron is part of these four original species disappeared in their natural state, from which all known varieties originate. These variations, generated by human circulations over time, metamorphose natural specimens, even as they disappear, into hundreds of new variations. Thus, citrus fruits, more than simple fruits with plastic qualities, are presented here by the artist as forms of involuntary recording of some of our contacts with the world over time. One should then not be surprised to see a citron next to a history textbook of civilizations on a table where the artist has placed them together in an image.


Here, meaning and perception gradually reveal themselves, like a photograph, making the exhibition a corpus of works that interact to produce different phenomena of revelations, fixations, and alterations, of which the viewer becomes the operator.


Such questions about the identity of objects and the impossibility of copying are also found in attempts to print twice on the same side of a sheet, an image of four enlarged pixels. A test carried out by the artist, while he was trying to print these four greatly enlarged pixels, is at the origin of this work. The printer mistakenly made two prints of the file that it overlaid, creating a moiré effect. The artist then asked the printer to reproduce this error and moiré effect. However, with each attempt, a different effect was produced. When comparing them, it is evident that in the work 4 pixels, 2016, different phenomena of disturbance in normal printing produce each time prints that, although subjected to the same production conditions, are always different from each other.


Thus, the printer, intended to reproduce images and their copies, here generates non-reproducible originals, unique specimens, resulting from different parameters captured unconsciously. The multiple data recorded in 4 pixels depend on uncontrollable and invisible parameters, such as a person’s (here the printer’s) ability to fulfill a request outside the standards, the number and type of copies previously made by the machine, slight shifts, ambient temperature and humidity, up to the oscillations of the electrical flow powering the machine. Thus, more than visually intriguing images, the artist offers us here, as with citrus fruits, forms of recording where a bit of these multiple and complex alliances that, although invisible, indeed act in reality by taking on a ghostly materiality in the images, conditioning their pigment arrangement and thus their perception.


Finally, continuing this reflection, the video work Entremède, 2016, presents a hesitant voice attempting to translate a German text by experimental filmmaker Heinz Emigholz into French, live. The translation, as an exact copy of one language into another, partly fails here. But by generating its own language, it is doubt that is ultimately translated by the voice heard throughout the exhibition space. Thus, even if perfection in translation is not achieved, imperfection and gaps do not signify failure, as new configurations of meaning are delivered, like the neologism produced by the voice, which gives its title to this work.


The doubt regarding language as a system is also articulated in the images of this film that follow the same uncertain trajectory. By slightly moving an open window, alternately sunny and obscured, the small movements of the wind reveal a dust pattern on the apparent transparency of the window, like a constellation of discrete coordinates that light up, disappear, and reappear, always slightly different, and whose transformations meet the metamorphoses of meaning conveyed by the voice during the attempt to translate the text, which is also the time of this film. In this sense, this work leads us to the uncertainty and mystery of presence and its countless metamorphoses, deploying an ethics of doubt that tries to deactivate the evidences of language, "believe-know," and "believe-see."